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La guerre des ondes

La guerre des ondes 
La crise de l’espace sonore
par Christophe Noraz, étudiant en Master 2 Villes et Territoires
 




A l’instar de l’apparition du téléphone portable et du baladeur mp3 dans la sphère de l’espace public, l’irruption critiquée de la « vuvuzela » dans les stades de football offre l’occasion de repenser certaines pratiques de l’espace urbain, en mettant en perspective la qualité du paysage sonore dans la fabrique auditive de la ville d’aujourd’hui.
Le silence, comme la solitude, sont les proscrits de la société actuelle. La submersion sonore dans laquelle nous sommes plongés (multiplication des sources, diversification de leur nature, augmentation de leur intensité) modifie le cadre d’écoute de la ville, transformant nos modes de vie et nos relations à l’espace.
 
Quand sonne la vuvuzela…

Pourquoi la vuvuzela – cette longue corne qui produit un mugissement étrange, sourd et puissant (jusqu’à dépasser les 120 dB) – phénomène culturel devenu indissociable depuis quelques années de la pratique footballistique de tout un pays, a provoqué un tollé presque général à travers acteurs et spectateurs de l’actuelle coupe du monde de football ?Si la puissance du volume sonore dégagé est sans conteste un facteur de dangerosité lié à la surdité, le sens de l’ouïe est grandement sollicité peu importe le match et son lieu. Chants, acclamations, cris, martèlement… pour le plus ultra des fans comme le plus néophyte des publics, un stade de football constitue un lieu de vie, d’animation ou même de communion, d’une intensité qui s’amplifie voire se déchaîne en fonction de l’enjeu et la qualité du match, de la composition du public, de la disposition spatiale des lieux1.Aux traditionnels chants des clubs anglais issus du folk populaire, répondent les puissants chants brésiliens (le fameux « horto magiko ») auxquels font échos une coutume locale sud africaine, pour les supporters comme les joueurs, la vuvuzela.Si celle-ci a toujours eu un aspect traditionnel, elle ne s’est pourtant démocratisée qu’assez récemment, sa production en plastique par série la rendant aussi indispensable aux supporteurs que le ballon aux joueurs.Il s’agit donc d’une composante de la construction du paysage sonore des stades de football sud-africains. Paysage radicalement différent de celui auquel nous sommes accoutumés, et qui a donc provoqué la souffrance, du moins le désagrément, de nos chers commentateurs, joueurs, et écrans de téléviseurs. Spécificité culturelle locale, notre environnement sonore habituel lui est étranger. Mais le principal fait reproché à la vuvuzela, outre son timbre et son intensité sonore, c’est qu’elle retentit en continu et donc en s’affranchissant de ce qui se passe sur le terrain. Elle devient un bruit de fond, un bruit parasite, inerte, qui n’accompagne en rien le déroulement du match.Le paysage sonore qui s’en dégage – notion née en 1970 avec Murray Schaeffer et son fameux ouvrage du même nom2 – devient donc brouillé, confus et insaisissable. Dès lors que les signaux sont si nombreux, si peu hiérarchisés et différenciés, la complexité du paysage sonore devient illisible.
Par les mutations de la société contemporaine, la mondialisation des langages sonores produit, entre autres, une harmonisation de ce paysage. Cette harmonisation n’est pas à entendre comme le monopole d’une culture musicale unique mais comme l’appropriation des grands modes de diffusion internationaux par les cultures musicales locales : « si les tubes qu’on peut entendre aujourd’hui à Abidjan, à Bangkok ou à Lima diffèrent de ceux de Paris, Londres ou New York, c’est que la mondialisation des marchés ne remet pas nécessairement en cause la force des identités3. »
Il n’existe donc pas de société sans musique, et toute musique est à considérer comme le mélange entre tradition et expression d’une époque : elle est une empreinte sonore du contexte dans lequel elle s’inscrit.
Et si, aujourd’hui, espace urbain rime souvent avec espace bruyant, le bruit, sous toutes ses formes, dans toute sa richesse, constitue un paysage sonore qui est une dimension incontournable de la ville, une de ses grilles de lecture.
Parler du paysage sonore, c’est donc évoquer une certaine harmonie, une certaine cohérence, voire même une certaine musicalité. Mais c’est également révéler une partie du foisonnement inhérent à la ville. Chercher à clarifier le paysage sonore revient à en éliminer les perturbations donc la complexité, et donc finalement une partie de la richesse.
S’il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, malchance et fatalité font souvent que ce que l’on entend n’est généralement pas ce que l’on veut…
C’est là le lot du monde sonore, souvent subi et rarement choisi, souvent entendu mais rarement écouté. Qui prend le temps de l’écouter, le décortiquer, le comprendre ? Il devient de plus en plus difficile de ne plus seulement « entendre », mais bien « d’écouter », donc de manière consciente et attentive, à une époque où nous sommes de plus en plus assaillis par des vagues d’ondes de toutes sortes et de toutes origines.
 
Les nouveaux territoires du sonore : espaces virtuels, univers personnels

Aujourd’hui la grande majorité des acteurs de la scène publique appréhende majoritairement la question du bruit par une lutte contre ses nuisances et ses effets. Lorsque politiques publiques et dispositifs architecturaux se cantonnent à la protection et la gestion du bruit, l’idée de suppression, quand elle est affichée, aboutit immanquablement à un filtrage (qu’il soit partiel ou total). Le filtrage des bruits indésirables est cependant – et en premier lieu – une aptitude individuelle de protection, une défense immunitaire face à cette submersion sonore.
On peut vivre un concert de musique « hard rock » de deux façons radicalement différentes : on peut s’en nourrir, l’appréhender comme une expérience énergisante, ressourçante et bénéfique, ou au contraire s’en protéger, le considérer comme nuisance, le supporter comme un moment éprouvant voire insupportable. Donner du sens à un son, c’est le considérer, l’interpréter, le qualifier, c’est l’apprivoiser pour le rendre « audible ». C’est une question de disposition liée à l’histoire culturelle individuelle, mais également une affaire de choix, d’affinité voire de tolérance. Pour ainsi supporter la présence des vuvuzelas, il n’est que trois options : apprendre à l’aimer, se couper du paysage sonore, réussir à en faire abstraction.
S’isoler des bruits extérieurs est aujourd’hui devenu une chose relativement simple grâce à la multiplication des casques « fermés » (coupe-sons, isolants aussi bien de la réception des bruits extérieurs que d’une possible émission).
3 citation tirée de l’exposition « l’air du temps » (jusqu’au 26 septembre 2010 au Musée d’Ethnographie de Genève) qui propose une réflexion sur les rapports entre musique(s) et société(s), de la musique comme écho de la diversité culturelle et partie intégrante de toute société. S’appuyant sur des supports éclectiques (musiques villageoises d’antan, chansons tsiganes modernes, musiques populaires de Roumanie, le monde des « tubes », etc.) cette exposition entraîne le visiteurs à travers un dédale de salles obscures où sont présentés vestiges d’instruments et de disques, le tout sur des fonds sonores de musiques populaires interactifs, en cherchant à identifier ce que les différentes sociétés appellent « musique ».
L’objectif poursuivi est la négation de l’intégralité du paysage sonore afin de pouvoir s’immerger dans un environnement que l’on choisit, peuplé alors de nos seules pensées. Pour supporter ce face à face avec soi, il devient d’usage de lui associer une source sonore (radio ou musique) qu’il
va s’agir de pouvoir entendre le plus distinctement possible par rapport aux bruits de la rue : on se coupe du bruit pour mieux pouvoir en rajouter… Et c’est dans ce sens que nous poussent les dernières évolutions technologiques de l’industrie audiovisuelle, concentrés de puissance acoustique sur commande4.
Si le silence (absolu) n’existe pas, et si celui-ci n’est certes pas synonyme de confort, nous fait-il si peur pour que l’on ait besoin d’écouter de la musique en permanence, même pour dix minutes debout au milieu du fracas d’un tramway ?
« La véritable musique est le silence », disait Miles Davis, est-ce un sentiment propre à notre époque, cette sensation de déboussolement, d’isolement, de solitude dans l’immensité de la ville, qui conditionne notre attachement à ces musiques si rassurantes dans leur écoute à la demande, cette connexion instantanée à un monde qui nous est propre ?
Le téléphone portable, lui, va encore plus loin : il permet d’être à la fois dans l’espace physique (mais déconnecté, de façon inattentive) et dans l’espace virtuel, dans le lieu immatériel et bien difficilement localisable d’une conversation téléphonique avec l’autre. Non seulement il rassure mais il affiche publiquement une existence sociale en bonne et due forme, il révèle un lien : je ne me contente pas d’écouter de la musique mais par cette conversation, je revendique mon appartenance et marque mon lien d’intégration à la société.

La quête de l’intimité
 
Ces deux objets (téléphone portable et baladeur mp3) aboutissent donc à la même conséquence : la construction d’un espace virtuel, individuel ou partagé, s’établissant sur commande.
S’isoler de l’univers proche et se réfugier dans un monde – imaginaire ou non – mais un monde à soi. C’est la construction d’un entre-soi temporaire, une errance entre espace physique et espace virtuel, un agencement hors du monde…
Reste alors l’abstraction naturelle, cette capacité qui nous permet d’entendre (ou de voir) uniquement ce que l’on veut (ou ce que l’on ne veut pas). C’est l’utilisation d’une disposition naturelle, physiologique, humaine… abstraire, c’est refuser, donc combattre, donc entrer dans le domaine de la lutte5… la dernière ressource de la liberté…
 
Or, force est de constater que la ville contemporaine est devenue le siège de l’espace virtuel. La crise de l’espace sonore se rattache donc bien évidemment à la crise de l’espace public. Si la ville a toujours fonctionné par réseaux, ce système de relation devient de plus en plus prédominant aujourd’hui6. Les relations virtuelles prennent le pas sur les rencontres physiques, l’espace public s’invente dans de nouveaux territoires, l’espace virtuel prend de plus en plus d’importance.
Dans une ville aux limites de plus en plus estompées, l’espace sonore se diffuse et se dilue comme l’espace virtuel.
Pour s’isoler du bruit, dispositifs physiques et architecturaux mettent ainsi l’accent sur l’isolation acoustique (prestigieuses salles de concerts et mur anti-bruits). Nos barrières psychologiques pourraient quant à elles être représentées sous la forme d’enveloppes malléables qui se modifient en fonction de nos interactions. Ces différentes « bulles » représenteraient ainsi le besoin de distance minimale de sécurité de notre espace vital, les limites de notre sphère personnelle. Chaque individu construit ainsi en permanence une zone de recul dont il fixe lui même les limites en fonction de l’environnement dans lequel il se trouve7. Et si l’intrusion d’une personne physique en représente une violation, il en va de même pour une onde sonore. Est-ce qu’un téléphone portable qui clame en pleine rue une musique (et qui ne sonne pas forcément très mélodieuse à nos oreilles) ne peut être vécu comme une agression ? Est-ce qu’un simple déambulement dans une artère commerciale de plein air doit forcément être accompagné par la diffusion en continu de musiques « commerciales » par un haut-parleur ? Il ne s’agit plus d’un besoin de silence mais bel et bien d’un appel de liberté.
Comme le vuvuzela, l’environnement urbain contemporain agresse le paysage sonore, le sature et élimine la richesse de ses ambiances, le sollicitant continuellement par un trop-plein de signaux sonores et brouillant sa perception. Si le bruit est un révélateur de l’existence d’une vie urbaine, la construction d’une ambiance urbaine ne peut se faire que par un environnement sonore de qualité. Comme le cri des mouettes évoque la présence de l’océan, celui des vuvuzelas nous rappellera désormais l’ambiance frénétique des stades de football sud africains…
 
La figure de la bulle n’est donc qu’une question de liberté et d’intimité, entre ce qui est induit et ce qui est subi. Celle de l’intimité comme d’un droit fondamental, d’un processus éminemment nécessaire à la vie en collectivité, qui la permet et la facilite8. Qui permet de se construire soi pour pouvoir construire sa rencontre avec l’autre. Dans un monde stigmatisé et assiégé par une multitude de stimulus de toutes origines, la rencontre de l’entre-soi devient de plus en plus fondamentale. Souhaitons néanmoins que cette rencontre se passe en musique…

1 voir à ce sujet les recherches de l’urbaniste Jean-Michel Roux, docteur en aménagement et maître de conférence à l’Institut d’Urbanisme de Grenoble, sur la venue au stade comme la participation à une expérience sensible. Un ultra est un fan qui « va au-delà du soutien classique » et qui s’organise généralement en groupes sociaux.
2 Schaeffer Murray, Le paysage sonore. Notamment l’idée selon laquelle le paysage sonore s’organise selon un bruit de fond d’une certaine nature (qu’il appelle « tonalité ») des sons de premiers plans de natures différentes, qui se détachent comme des figures sonores (qu’il nomme « signaux ») et une construction culturelle (qu’il identifie comme « empreinte »).
3 citation tirée de l’exposition « l’air du temps » (jusqu’au 26 septembre 2010 au Musée d’Ethnographie de Genève) qui propose une réflexion sur les rapports entre musique(s) et société(s), de la musique comme écho de la diversité culturelle et partie intégrante de toute société. S’appuyant sur des supports éclectiques (musiques villageoises d’antan, chansons tsiganes modernes, musiques populaires de Roumanie, le monde des « tubes », etc.) cette exposition entraîne le visiteurs à travers un dédale de salles obscures où sont présentés vestiges d’instruments et de disques, le tout sur des fonds sonores de musiques populaires interactifs, en cherchant à identifier ce que les différentes sociétés appellent « musique ».
4 « un basculement immédiat du mode musique au mode conversation téléphonique », « comme si le monde a été étouffé »… slogans publicitaires de l’un des derniers nés des écouteurs d’une grande marque audio. Pour fuir la réalité encore plus loin et encore plus vite…
5 référence à Michel Houellbecq dans « L’extension du domaine de la lutte », et cette perpétuelle tension, ce choix toujours renouvelé du balancement entre le domaine de la règle et celui de la lutte…
6 ou du moins, la pensée de ce mode de fonctionnement, exacerbé par le développement des technologies de communication qui accroissent et multiplient les résidences de l’espace virtuel, à l’heure où l’espace public urbain construit se réduit. Voir à ce sujet l’excellent essai de Marcel Hénaff sur la disparition du modèle urbain classique, l’émergence (ou le renforcement) de nouvelles variables de la condition urbaine, et la crise de l’espace public de la ville contemporaine (Hénaff Marcel, La ville qui vient).

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